Lorsque la passion n’est pas « authentique », on ne peut la transmettre.Paris, capitale de la beauté.Il est un jeune japonais dont le talent a été reconnu par le pays de la mode. Kenjirô Suzuki, 38 ans. Tailleur de costumes pour homme sur mesure. En 2009, à l’âge de 34 ans, il est promu chef coupeur chez Francesco Smalto, célèbre maison considérée en Europe comme le sommet de l’excellence en la matière. On ne compte parmi les clients de la maison que VIP, hommes politiques américains, rois et princes des nations arabes. Qu’un japonais ait réussi à se hisser à un poste d’une telle importance au sein d’une maison si ancienne et prestigieuse est une première et un exploit historique.

On peut retrouver les sources du façonnage de costume en France dans la culture de la cour royale au moyen-âge. Il s’agit d’un monde porteur d’une histoire très ancienne où l’on fait grand cas de la tradition. C’est aussi un univers resté très fermé. Les postes importants consistant à décider du design du vêtement et du modélisme sont traditionnellement occupés par des européens et il s’agit là d’une règle tacite instaurée depuis toujours. Kenjirô Suzuki a créé dans ce monde une sorte de trou d’air.

Après s’être mis à son compte, Kenjirô Suzuki a enfin ouvert son propre magasin à Paris où il se concentre sur le façonnage de costumes tel qu’il le conçoit. Dès que je l’ai rencontré pour écrire mon article, j’ai été stupéfait par la minutie de son travail.

« Il vaudrait mieux réduire la largeur d’épaules de 3 mm. Ce client a une poitrine plutôt développée, ce qui lui donne une belle silhouette, mais il n’apprécie pas les vêtements qui soulignent cette particularité. »

« Ces points cousus main ont été placés de façon très rythmique, il faut que cela donne l’effet de ricochets à la surface de l’eau. Ce que je viens de coudre donne un peu de lourdeur, je vais tout défaire. »

J’ai été impressionné par cette manière de s’exprimer avec tant d’ardeur. En contraste avec la douceur de son apparence, lorsqu’il aborde le sujet des vêtements, Kenjirô Suzuki se met à déverser un torrent de paroles et en ce qui concerne le côté concret de l’exercice de son travail, il ne fait aucune concession.

« Si l’on ne travaille pas avec une conviction inébranlable, on arrive à un vêtement imparfait. Si l’on a des hésitations, cela se reflète sur le vêtement. Cela donne une sorte de vêtement inconstant. On a l’impression qu’il va bien sans aller vraiment, qu’il est beau sans l’être vraiment…

Kenjirô Suzuki est généralement reconnu comme un être passionné. Cloîtré dans son atelier du matin au soir, il confectionne des vêtements. Il lui faut environ quatre-vingts heures pour fabriquer un costume. Il suffit qu’un détail lui déplaise pour qu’il défasse tout et recommence depuis le début.

« La passion est tout ce que j’ai. Mais en terme de passion, je ne crains personne. » Puis il ajoute d’un ton péremptoire : « Lorsque la passion n’est pas authentique , on ne peut la transmettre. »

Lorsque l’on fait le récit du son succès, il est impossible de ne pas évoquer sa rencontre avec Jean-Philippe Vauclair, Directeur de l’Académie Internationale de Coupe de Paris (AICP). Kenjirô Suzuki, arrivé en France dans le seul but d’apprendre le façonnage de vêtement à Paris s’est rendu dans le bureau de Mr Vauclair dès le premier jour de la rentrée.

« Je veux réussir à Paris quoiqu’il arrive. Dites-moi comment faire pour trouver du travail et ce que je dois apprendre pour y arriver. »

A la vue de ce jeune homme qui s’exprimait dans un français hésitant mais avec beaucoup d’ardeur, Mr Vauclair reconnaît avoir pensé : « Encore un ! » Des étudiants venus à Paris des rêves plein la tête, qui venaient le voir pour l’amadouer, il en avait vu défiler un nombre incalculable.

« Plutôt que de venir me voir dans mon bureau, concentrez-vous donc sur vos cours, » s’apprêtait à répondre Mr Vauclair avant de mettre fin à l’entretien. C’est alors que Kenjirô Suzuki avait sorti de son sac des chutes de tissu. De nombreuses boutonnières y étaient cousues à la main. Mr Vauclair se souvient encore nettement du choc qu’il a subi à cet instant-là.

« Passion, subtilité, volonté d’aller de l’avant, j’ai ressenti tout cela à ce moment-là. J’ai eu l’intuition que ce jeune homme avait en lui toutes les dispositions pour devenir tailleur. »

Les boutonnières doivent être impeccablement cousues au millimètre près et sont l’exact reflet de l’habileté du tailleur. Les boutonnières de Kenjirô n’étaient encore qu’à l’état d’ébauche, pourtant, de chaque point de couture émanait son don de tailleur. Mr Vauclair s’est dit alors qu’il venait de découvrir une pierre brute qui allait étinceler lorsqu’on l’aurait polie.

Dès ce jour-là, Mr Vauclair guida Kenjirô Suzuki avec beaucoup d’attention. Patronage, techniques de couture, bien entendu, mais aussi histoire du façonnage des vêtements, caractéristiques détaillées du vêtement dans les pays européens, Kenjirô suivit un entraînement intensif jour après jour. On dit souvent, pour qualifier les efforts exceptionnels que l’on fait dans la poursuite de ses études, que l’on doit faire le double des efforts que font les autres. Kenjirô, lui, faisait cinq fois plus d’efforts que ses camarades de classe. Par exemple, avant le cours de patronage, pour se préparer, il réalisait un patronage chez lui. Une fois en cours, tandis que sescamarades réalisaient le leur, lui en réalisait trois. Puis, de retour chez lui, pour réviser, il en réalisait un autre.

« Au premier patronage, je sentais à peu près l’atmosphère. Puis, en cours, après avoir suivi la démonstration du professeur, je réalisais le même travail trois fois de suite, ce qui me permettait de saisir jusqu’aux moindres détails. Ensuite, chez moi, en me remémorant le cours, j’en réalisais un autre encore. Ce dernier effort était essentiel. »

Aujourd’hui, alors que Kenjirô Suzuki a atteint la célébrité, l’anecdote de ses pourparlers, muni de ses échantillons de boutonnières, avec le directeur de l’AICP est devenue légendaire car elle montre l’ampleur de sa passion. Mais ce n’est pas cela le plus important. Il faut retenir que pour finaliser ces boutonnières, Kenjirô s’était secrètement entraîné intensivement. Six mois avant d’intégrer l’école, dans le train qu’il prenait pour se rendre à ses cours de français, il n’avait cessé de s’entraîner. A la laverie automatique, en attendant son linge, en début d’après-midi sur un banc dans un parc où tout le monde se détendait, lui continuait à se perfectionner. A force de travailler à l’aiguille, ses doigts saignaient. Son unique souhait était de fabriquer de beaux vêtements à Paris, sa passion était son seul moteur. C’est pourquoi il avait été capable de montrer son travail fièrement à Mr Vauclair.

On dit souvent que Kenjirô Suzuki, qui a connu dès son plus jeune âge le succès à Paris, est bien entendu un homme de passion mais on évoque aussi sa bonne étoile. En particulier, lorsqu’il s’agit de sa rencontre avec Mr Vauclair, on s’accorde à dire que c’était là la chance de sa vie. Mais il faut savoir saisir sa chance. Kenjirô Suzuki, lui, à la force de sa passion et de ses efforts, a su transformer sa rencontre avec Mr Vauclair en une véritable chance.

« En matière de passion, la tièdeur ne mène nulle part. Lorsque la passion n’est pas authentique, elle ne se transmet pas. Ce que je vais vous dire peut sembler excessif, mais j’ai toujours pensé que s’il ne m’était pas donné de confectionner des vêtements à Paris, ma vie n’aurait alors aucun sens. C’est pour cela que j’ai voulu devenir tailleur, comme si ma vie en dépendait. Sans une passion de cette envergure, il est impossible de se réaliser dans un pays étranger où rien n’est facile. En revanche, une passion authentique va obligatoirement se transmettre à quelqu’un. Alors on peut avancer, pas à pas. »

Je voudrais faire ceci, devenir cela. Nous avons tous en nous de multiples espoirs. Mais lorsque nos rêves ne se réalisent pas, n’avons-nous pas tendance à en attribuer la cause à l’entourage : « Personne n’a remarqué mon talent. » ou bien « J’ai joué de malchance. » Pour réaliser nos rêves, avons-nous vraiment fait des efforts acharnés ?

J’ai le sentiment que ce sont ces questions que nous pose Kenjirô Suzuki.

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